(Article du quotidien "Le Monde" - 18/09/2007)
Il y a quelque chose de paradoxal à soutenir, comme tous les "bien-pensants", que la pénibilité du travail doit devenir la base du calcul de la durée des cotisations, et à condamner dans le même temps les régimes spéciaux de retraite qui sont l'incarnation de ce principe. Dans les régimes spéciaux, qui concernent moins de 5 % des salariés, la durée de cotisation donnant accès à une retraite à taux plein est encore de 37,5 annuités, le taux de cotisation salariale est en général plus faible, mais le taux de remplacement est moins avantageux que dans le régime général.
Le régime spécial des cheminots, plus que celui des parlementaires, est la cible la plus visible du premier ministre. Le taux de remplacement de la pension d'un non cadre est pourtant de 61 % du salaire chez les cheminots, inférieur au taux de 71 % du régime général.
À la SNCF, bien que le calcul de la pension s'opère sur les six derniers mois, contre les vingt-cinq meilleures années dans le secteur privé, ce taux de remplacement inférieur est dû au fait que les pensions des cheminots sont calculées à hauteur de 88 % de leur rémunération alors que le salaire intégral est la base de calcul dans le secteur privé.
D'autre part, l'âge de départ à la retraite est fixé à 50 ans chez les agents de conduite (et 55 ans chez les sédentaires). Aucun cheminot ayant débuté à 18 ans ne parvient donc à cotiser 37,5 années pour toucher une retraite à taux plein. Contrairement à d'autres régimes spéciaux, le taux de cotisation salariale non cadre est même plus important que dans le régime général ; il est de 7,85 %, contre 6,55 % pour le régime général. Le taux de cotisations patronales, de 26,4 %, est plus important que celui du régime général, de 8,2 %.
Le principal problème d'un régime spécial de ce type tient dans la faiblesse du rapport entre actifs et inactifs. À la SNCF, un actif finance deux retraités. Les projections du Conseil d'orientation des retraites indiquent cependant que d'ici à 2040, le ratio pourrait être de un pour un (en raison de la baisse du nombre de pensionnés) et que l'équilibre financier serait assuré dès 2020.
D'ici là, les cotisations ne suffiront pas à couvrir le financement du régime. Les syndicats accepteraient vraisemblablement de négocier une augmentation du taux de cotisation salariale, mais les cotisations sociales représentent seulement 38 % du financement du régime. La compensation opérée par le régime général représente 11 % et l'État finance les 50 % restant.
À cet égard, abolir ce régime spécial ne réglerait pas pour autant le problème. Cela reviendrait à transférer vers le régime général la charge de financement des retraités de la SNCF. Il faudrait alors demander aux agents de la SNCF de cotiser plus longtemps. Mais ce serait aller à l'encontre de la prise en compte de la pénibilité du travail dans la définition des durées de cotisation. C'est oublier d'autre part que les retraites ont été un moyen de moderniser l'entreprise sans licencier.
DRAMATISATION À OUTRANCE
De nombreux métiers, tels que les gardes-barrières, ont disparu, des gares et des lignes ont été fermées, et les gains de productivité recherchés avec l'informatisation et l'automatisation des guichets se sont traduits par des suppressions de postes, invisibles dès lors qu'ils prennent la forme de départs à la retraite autour de 54,1 ans en moyenne. L'allongement de la durée de cotisation n'y changerait rien.
Dans le secteur privé, l'âge moyen de départ à la retraite est resté à 57,5 ans, malgré la réforme Balladur, car les entreprises remercient leurs seniors pour réduire leurs coûts salariaux (les seniors ont des salaires plus élevés et une productivité présumée plus faible que les nouveaux entrants...). Dans ces conditions, à la SNCF, où les efforts de productivité et de minimisation des coûts sont aussi de mise, l'allongement de la durée de cotisation reviendrait, comme dans le secteur privé, à écarter un nombre croissant d'agents âgés du bénéfice d'une retraite à taux plein, dont le montant a déjà été raboté par la modification de sa base de calcul.
Si la durée de cotisation était portée à 40 annuités, la pension moyenne d'un cheminot que la SNCF ferait partir entre 50 et 55 ans serait réduite de 10 % !
La dramatisation à outrance du dossier des régimes spéciaux, jouée par François Fillon, pourrait provoquer un conflit hautement symbolique, digne de celui par lequel Margaret Thatcher vint à bout de la grève des mineurs. Leur défaite avait ouvert la voie à dix ans de néoconservatisme, auxquels succéda le blairisme, en guise d'alternance...
On ne s'étonnera aucunement que certains "modernisateurs de logiciel socialiste" n'aient "aucun tabou" à accepter l'alignement des régimes spéciaux sur le régime général hérité des réformes réalisées par Balladur puis Fillon en 1993 et 2003, imposant aux salariés de cotiser plus pour gagner moins. Le Medef en profite déjà pour réclamer un recul de l'âge de la retraite pour tous les salariés.
Liêm Hoang-Ngoc